Carrie et The Substance, contes de fertilité
Il est difficile de visionner Carrie de Brian De Palma (1976) et The Substance de Coralie Fargeat (2024) sans être frappé par les échos entre ces deux films. Ces correspondances ne relèvent pas, ou pas seulement, de la coïncidence, puisque les réalisateurs et réalisatrices travaillant dans le genre horrifique ont souvent une connaissance approfondie, non seulement de l’histoire du genre, mais aussi des écrits qui l’analysent. Si The Substance a été largement comparé aux films de David Cronenberg – non sans raison – Coralie Fargeat cite ainsi explicitement le film de Brian De Palma parmi ses influences, et les parallèles entre les deux sont particulièrement évidents dans le climax grotesque et outrancier de The Substance.
Dans ce court texte, j’aimerais examiner des ressemblances plus diffuses, peut-être moins volontaires, mais qui soulignent la parenté entre ces deux films. À un niveau très général, The Substance et Carrie partagent une focalisation sur le corps féminin et sur les transformations qu’il subit avec l’âge. Si Carrie est un film sur la puberté – décrite comme anormalement tardive par les personnages mêmes du récit –, The Substance apparaît comme un film sur la ménopause. Un dialogue en particulier me semble révélateur : lors du fameux déjeuner aux crevettes, le personnage de Dennis Quaid explique sa décision de renvoyer Demi Moore en déclarant : « After fifty, it stops. » Sommé d’expliquer cette phrase sibylline, il esquive et finit par quitter la table. Ce « it » qui s’arrête après 50 ans, bien entendu, c’est la fertilité ; mais au-delà, c’est aussi la désirabilité sexuelle du personnage, en lien avec le tabou de la ménopause et les mythes qu’elle charrie. Le même producteur lui offre d’ailleurs en cadeau de retraite un livre de cuisine, la renvoyant à un espace domestique, loin des regards et de son émission de télévision, livre qui donne lieu à une des scènes les plus abjectes du film. Ce qu’écrit Julia Kristeva dans un passage de son introduction consacré à la fois à la nourriture et à la mort pourrait d’ailleurs servir de résumé brutal au film :
Tel un théâtre vrai, sans fard et sans masque, le déchet comme le cadavre m’indiquent ce que j’écarte en permanence pour vivre. Ces humeurs, cette souillure, cette merde sont ce que la vie supporte à peine et avec peine de la mort. J’y suis aux limites de ma condition de vivant. De ces limites se dégage mon corps comme vivant. […] Si l’ordure signifie l’autre côté de la limite, où je ne suis pas et qui me permet d’être, le cadavre, le plus écœurant des déchets, est une limite qui a tout envahi. (dans Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, 1980).
Les deux films fonctionnent ainsi en symétrie, représentant le double traumatisme de l’entrée et de la sortie de la fertilité. Ou plus exactement, ils illustrent les discours aliénants et culpabilisants associés à ces deux étapes. Dans un cas comme dans l’autre, le personnage est jugé, déclassé, et forcé d’accepter un changement qu’elle ne souhaite pas.
À la lumière de cette lecture, d’autres parallèles apparaissent. L’embellissement de Carrie, sa satisfaction de faire enfin partie du club des filles normales lorsqu’elle s’habille en robe, rejette l’autorité de sa mère, se maquille et se rend au bal de promotion ; tout cela trouve un écho dans The Substance à travers la trajectoire d’Elisabeth/Sue, qui se redécouvre jeune, belle, populaire, exposée aux regards et bientôt promise au rôle de reine du bal lors du gala du Nouvel An. Dans les deux cas, cette redéfinition de soi passe par un placard, lieu d’enfermement symbolique. C’est dans un placard que la mère de Carrie l’enferme pour la forcer à prier ; c’est dans un placard de sa propre fabrication que Sue enferme son corps plus âgé, afin de ne pas être obligée de le contempler au quotidien.
À cela s’ajoute le goût partagé des deux réalisateurs pour le mauvais genre. Il ne s’agit pas seulement de réfléchir sur le corps féminin, mais aussi de s’approprier les discours qui l’objectivent pour mieux les faire voler en éclats. The Substance fait grand usage de plans qui pastichent ou parodient le male gaze, tout en le reproduisant inévitablement. De façon similaire, et de manière fameuse, le film de Brian De Palma s’ouvre sur une scène de vestiaire envahie de vapeur, où se poursuivent des lycéennes dévêtues, rappelant ces films érotiques softcore dont Emmanuelle (Just Jaeckin, 1974) est emblématique. Dans les deux cas, cette esthétique pornographique assumée, avec son lot d’associations culturelles, vole en éclats sous les coups conjugués de l’horreur et des interprétations magistrales des actrices. Les performance de ces dernières (Sissy Spacek, Demi Moore et Margaret Qualey), éclatantes et intenses, interdisent au spectateur une position de voyeur dans laquelle il ne regarderait que leurs corps.
Il ne s’agit pas ici de prétendre que The Substance est un remake déguisé ou un complément de Carrie, même si on pourrait s’amuser à énumérer d’autres parallèles, comme le rôle singulier de la couleur dans chacun des films, la scène du miroir brisé ou encore l’importance de la robe, comme emprunt au conte de fée. Malgré cet inventaire de ressemblances, des pans entiers de Carrie sont absents de The Substance: en particulier le discours religieux, mais aussi le rôle des personnages secondaires, cruciaux dans le film de De Palma et largement absents dans celui de Coralie Fargeat. Cette dernière, en jouant également de l’histoire personnelle de Demi Moore, tient pour sa part un propos explicite sur les représentations médiatiques et le vedettariat, un thème difficilement imaginable dans le contexte lycéen de Carrie.
Ces deux films sont donc très différents, y compris dans les choix de réalisation qui font la signature de leurs auteurs. Pourtant, ils se répondent, se font écho, s’enrichissent mutuellement et démontrent, chacun à leur manière, la capacité du cinéma d’horreur à explorer, en 1976 comme en 2024, les tabous et anxiétés liés au corps.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Nicolas Labarre (26 janvier 2025). Carrie et The Substance, contes de fertilité. Picturing it! Consulté le 18 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13600

